Kamilla Gabdullina mène, à deux niveaux, une recherche sur la picturalité du conflit. D’une part, elle expérimente l’acte de peindre comme lutte avec la toile, fruit d’un dialogue musclé avec ses ratés, ses manques, ses pertes et ses retours. Ces toiles viscérales, laissant libre cours à l’imagination, ne signifient rien, elles sont simplement la trace de ce qu’un conflit psychique et esthétique peut produire. D’autre part, le conflit est traité comme le sujet de la peinture, dessinant un nouveau corpus d’oeuvres. L’artiste conçoit, puis met en scène des situations de violence sociale, s’appuyant notamment sur les travaux de René Girard et les dérives du « désir mimétique ». Kamilla Gabdullina « exécute » ses tableaux au sein fort, jouant sur le double sens d’une mise à mort et d’une réalisation. Cette ambiguïté caractérise également le ton qu’elle emploie : la poésie absurde des premières toiles dénote avec la crudité et la frontalité des secondes, ne laissant personne indifférent. Entre horreur et fascination, le spectateur finit par partager l’expérience d’un conflit entre les sensations, devenue lutte entre les idées.

Les clous, le nœud , le nuage
Les clous, objets métalliques et durs, disent ce conflit. En se liquéfiant dans l’aquarelle, la rudesse de l’objet est niée par la peinture même, douce, aqueuse, fluide. Cependant, les couleurs employées rappellent cruellement la violence, l’agressivité, le sang qui coulent, infiltrent la toile et le regard. Quant au nœud, il est une des figures privilégiées du conflit. Mais tout comme pour les clous, l’ambivalence est éclatante : la violence inhérente à l’objet est atténuée par le traitement délicat de l’image. L’objet semble à la fois menaçant et menacé. La couleur et la lumière adoucissent sa ferme solidité, et la corde semble flotter, vouloir s’envoler ou même se délier pour se laisser absorber. Son contour est d’ailleurs flou, évoquant une indéniable fragilité. Symbole des relations sociales, la corde renvoie tantôt aux liens forts entre les humains (fraternité, solidarité, rencontre), tantôt aux points de frictions inévitables qu’ils génèrent (rivalité, désaccord, guerre).
Cette toile entre subtilement en écho avec l’installation Oelun. Ce terme signifie nuage en langue turque ou turcique (différente du turc moderne), mais c’est aussi le prénom de la mère de Ghengiz Khan, le grand envahisseur nomade du XIIe siècle, l’homme le plus sanguinaire du millénaire. La première dualité se situe au sein même du terme Oelun, de son sens : une femme – nuage qui enfante un monstre. Elle s’étend ensuite aux objets : la corde et le nuage ; aux matières : l’eau et le végétal. Le liquide et le léger luttent contre le solide et le lourd. Le nuage, par essence insaisissable car évanescent, est ici retenu avec fermeté par le cordage. Se fait alors jour une autre dualité, celle des espaces : l’air/le ciel et la terre (en écho au tableau de la corde : objet terrien ou marin tentant d’atteindre l’aérien) ; mais également celle des espaces intérieur et extérieur, le nuage étant piégé dans un espace auquel il n’appartient pas.

Les oiseaux
Après l’intégration du narratif (dans la toile évoquée ci-dessus), les trois dernières toiles présentent pour la première fois dans l’exposition « le vivant » à travers la figure de l’oiseau. Le plan rapproché, comme un portrait de l’oiseau-jouet, focalise le regard sur les yeux, expression de douleur, et offensés par les éléments qui le transforment en jeu. Ce qui devait être ludique et joyeux pour l’enfant, se révèle être une blessure voire une torture pour l’oiseau devenu simple objet et sujet des désirs d’autrui. Pourtant les couleurs sont assez douces, le rose, le jaune, le blanc surtout. La toile juxtaposée (celle composée de plusieurs oiseaux posés sur des fils) offre d’ailleurs un écho à ces tons mais sur de plus minces surfaces ; car ce sont le vert, le bleu et le noir qui dominent la composition. Ces couleurs évoquent les différents espaces naturels (ciel et nature) mais également les différents espaces temporels (nuit et jour). Le dernier tableau “oiseau” reprend ce thème essentiel qui parcourt toutes les œuvres de l’exposition : la dualité des espaces. L’oiseau peut d’ailleurs figurer pertinemment cette dualité car c’est un être entre deux espaces : l’air et la terre, qui parcourt d’immenses étendues. Ici, il se situe entre un paysage vague, nébuleux mais néanmoins évocateur et un espace totalement obscur voire vide. Toutes ces dualités présentes dans le traitement pictural, la transition, la métamorphose et la signification suscitent un trouble chez le regardeur, une incertitude dans sa perception

Emmanuelle le Cadre 
Co-fondatrice de ma-tisse, collectif spécialisé dans la médiation culturelle.
Enseignante et Guide-Conférencière indépendante
Historienne de l'art spécialisée en histoire de l'art contemporain (XXe-XXIe siècles)
Doctorante en Histoire et Esthétique de l'art du XXe siècle - Paris 8